VI

 

Sur la place du Marché, Poirot s’arrêta pour regarder autour de lui. Il reconnut la maison de Jeremy Cloade et, de l’autre côté de la rue, celle du docteur Cloade, avec sa plaque en cuivre usée par le temps. En face de lui, Poirot avait l’église de l’Assomption, un édifice fort modeste, un peu écrasé par le temple protestant qui se trouvait un peu plus loin.

Poirot entra dans l’église catholique. Il priait depuis un instant quand il entendit, à quelque distance derrière lui, des reniflements qui semblaient indiquer que quelqu’un pleurait dans le voisinage. Il tourna la tête avec circonspection et aperçut, agenouillée sur un prie-Dieu, une femme en noir, le visage dans ses mains. Peu après, elle se levait et se dirigeait vers la sortie. Poirot, qui avait reconnu Rosaleen Cloade, la suivit.

Il la rejoignit sous le porche, où elle s’était arrêtée, essayant de se ressaisir tout à fait avant de traverser le village. Il la salua courtoisement et, d’une voix douce, lui demanda s’il pouvait quelque chose pour elle. La question ne parut pas la surprendre. Elle y répondit avec la simplicité d’un enfant malheureux.

— Non, personne ne peut rien pour moi.

— Pourtant, vous avez de gros ennuis. Je ne me trompe pas ?

— Ils ont emmené David !… Maintenant, je suis toute seule ! Ils prétendent qu’il a tué. Mais c’est faux ! C’est faux !

Reconnaissant Poirot, elle ajouta :

— Vous étiez à l’enquête, n’est-ce pas ? Je vous ai vu.

— C’est exact. Et, si je puis vous être utile, madame, j’en serai fort heureux.

— J’ai peur. David disait toujours que je n’avais rien à craindre aussi longtemps qu’il était là pour s’occuper de moi. Mais, maintenant qu’il est arrêté, j’ai peur. Il m’a dit… qu’ils souhaitaient ma mort, tous ! C’est horrible et c’est probablement vrai !

— Alors, madame, laissez-moi vous venir en aide ?

Elle secoua la tête.

— Personne ne peut rien pour moi. Je ne puis même pas me confesser ! Il faut que je porte seule le poids de mes péchés et je n’ai même pas droit aux consolations de Dieu !

Elle regardait Poirot. Elle faisait peine à voir.

— Vous ne pouvez pas vous confesser ? C’est pourtant pour ça que vous étiez entrée à l’église ?

— J’étais venue y chercher un peu de réconfort, mais comment aurais-je pu l’y trouver ! J’ai tant péché !

— Nous avons tous péché.

— Oui. Seulement, on se repent, on se confesse…

Elle se cacha le visage dans les mains.

— Les mensonges que j’ai dits ! Tous ces mensonges !

— Vous avez menti à propos de votre mari ? C’est bien Robert Underhay qui a été tué ici, n’est-ce pas ?

Le regard de Rosaleen se fit soupçonneux.

— Je vous répète ce que j’ai dit : ce n’était pas mon mari. Ce mort ne lui ressemblait pas du tout !

— Pas du tout ?

— Pas du tout !

Des yeux, elle défiait Poirot.

— Pouvez-vous, demanda-t-il d’une voix très calme, me dire comment était votre époux ?

Elle pâlit. La peur lui déformait les traits.

— Je n’ai rien à vous dire !

Sa réponse lancée, elle passa devant Poirot et s’éloigna d’un pas rapide. Il ne fit pas un geste pour la retenir et n’essaya pas de la suivre. Il hocha la tête, d’un air satisfait, puis, sans se presser, se remit en route. Arrivé à l’extrémité du village, il se dirigea vers le Cerf. Rowley Cloade et Lynn Marchmont étaient devant la porte.

Poirot, tout en approchant, examinait la jeune fille avec intérêt. Il la trouvait jolie et elle devait être intelligente. Il préférait, quant à lui, les femmes un peu plus « féminines ». Lynn Marchmont était indiscutablement du genre « moderne », de ces jeunes personnes, libres d’allures et de langage, qui prétendent ne prendre conseil que d’elles-mêmes et pour qui les principales vertus masculines sont l’esprit d’entreprise et d’audace.

Rowley, une fois encore, remercia Poirot. Pour lui, il se plaisait à le dire, le détective avait véritablement fait un miracle. Poirot savait là-dessus, à quoi s’en tenir. Il n’avait pas eu grand-peine à découvrir le major Porter. Il ne se défendit pourtant pas d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire. Le prestidigitateur ne raconte pas au public comment il fait ses tours.

— Bref, conclut Rowley, je ne sais pas comment vous avez fait, mais, Lynn et moi, nous vous sommes très reconnaissants.

Affirmation que l’attitude de Lynn semblait démentir. Elle ne faisait aucun effort pour être aimable.

— Grâce à vous, poursuivit Rowley, notre vie, quand nous serons mariés, sera toute différente de ce qu’elle aurait été !

Lynn se tourna vivement vers lui.

— Qu’en sais-tu ?

Poli, Poirot demanda :

— Quand vous mariez-vous ?

— En juin.

— Il y a longtemps que vous êtes fiancés ?

— Presque six ans, répondit Rowley. Lynn était dans les Wrens.

— Et les Wrens n’ont pas le droit de se marier ?

— Je n’étais pas en Angleterre, dit Lynn d’un ton sec.

Poirot remarqua que Rowley fronçait le sourcil.

— Nous allons vous laisser, monsieur Poirot, reprit le jeune homme. J’imagine que vous êtes pressé de rentrer à Londres.

Poirot sourit.

— Mais je ne rentre pas à Londres !

— Comment !

Rowley était stupéfait.

— Je vais rester au Cerf pendant quelques jours.

— Mais… pourquoi ?

— Le pays est joli.

— Bien sûr ! dit Rowley avec un peu d’embarras. Mais vos affaires ne vous rappellent-elles point à Londres ?

Poirot sourit de nouveau.

— J’ai pris mes dispositions et j’ai le moyen de me mettre au vert quand j’en ai envie. J’ai décidé de m’offrir un peu de repos et Warmsley Vale me plaît infiniment.

Il eut l’impression que Rowley eût préféré le voir regagner Londres.

— J’imagine que vous jouez au golf ? reprit Rowley. Je vous recommande l’hôtel de Warmsley Heath. Le Cerf est assez minable.

— C’est Warmsley Vale qui m’intéresse.

Lynn semblait pressée de partir. Elle dit :

— Tu viens, Rowley ?

Un peu à regret, il la suivit. Ils firent quelques pas, puis Lynn revint vivement vers Poirot.

— Monsieur Poirot, lui dit-elle, très bas, David Hunter a été arrêté après l’enquête. Croyez-vous que cette mesure soit… justifiée ?

— Étant donné le verdict, mademoiselle, il était impossible de faire autrement.

— Mais croyez-vous… qu’il soit coupable ?

— Et vous ?

Rowley étant revenu près d’eux, elle ne répondit pas à la question.

— Au revoir, monsieur Poirot ! dit-elle simplement. J’espère que nous nous reverrons.

Poirot sourit : il avait le sentiment qu’elle ne l’espérait pas tant que cela.

Il entra au Cerf, retint une chambre, bavarda un instant avec Béatrice Lippincott, puis sortit, allant directement chez le docteur Lionel Cloade. Tante Kathie, qui vint lui ouvrir, recula de deux pas en l’apercevant.

— Monsieur Poirot !

Poirot s’inclina.

— Lui-même, madame. Je suis venu vous présenter mes respects.

— C’est très gentil à vous, monsieur Poirot. Entrez, je vous en prie. Vous accepterez bien une tasse de thé ? Les gâteaux seront peut-être un peu durs. J’avais l’intention d’aller en chercher aujourd’hui chez Peacock, mais cette enquête a complètement bouleversé ma journée. C’est très compréhensible, n’est-ce pas ?

Poirot en convint. Il lui avait semblé que Rowley Cloade était fort contrarié de le voir prolonger son séjour à Warmsley Vale. Il avait maintenant l’impression que Mrs Lionel Cloade le recevait tout à fait à contrecœur.

— Vous serez gentil, monsieur Poirot, lui dit-elle en baissant la voix, de ne pas faire allusion devant mon mari à la visite que je vous ai rendue.

— Mes lèvres sont scellées !

— Il va de soi qu’à l’époque je ne me doutais pas que Robert Underhay allait venir mourir à Warmsley Vale. Quel tragique destin… et quelle extraordinaire coïncidence !

— Les choses eussent été beaucoup plus simples, fit remarquer Poirot, si les Esprits vous avaient carrément envoyée au Cerf.

— Sans doute, monsieur Poirot. Mais le monde spirite est trop plein de mystères pour que nous puissions toujours deviner les intentions des Esprits. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils ne font rien sans raison. Vous n’avez pas le sentiment qu’il en est de même dans la vie ? Il y a toujours un motif à nos actions.

— J’en suis persuadé, madame. Ce n’est évidemment pas sans raison, par exemple, que je me trouve assis dans votre salon.

— Vraiment ?

Mrs Cloade avala sa salive et, avec effort, demanda, d’une voix qui manquait de naturel :

— Bien entendu, vous rentrez à Londres ?

— Pas immédiatement. Je me suis installé au Cerf pour quelques jours.

— Au Cerf ?… Mais n’est-ce pas là que… Croyez-vous, monsieur Poirot, que ce soit bien prudent ?

— J’ai été amené au Cerf, madame !

Poirot avait prononcé la phrase d’un ton solennel.

— Amené ? Que voulez-vous dire par-là ?

— Que c’est vous, madame, qui m’avez en quelque sorte conduit au Cerf.

— Moi ? Mais je n’ai jamais songé… Cette affaire est lamentable. Ce n’est pas votre opinion.

Poirot hocha tristement la tête.

— Je viens de m’entretenir avec Mr Rowley Cloade et avec Miss Marchmont. J’ai cru comprendre qu’ils allaient se marier très prochainement ?

Heureuse de la diversion, tante Kathie « fonça ».

— Lynn est une jeune femme charmante. Elle calcule admirablement. C’est pour cela que je dis qu’avoir une petite comme ça dans un intérieur, c’est une bénédiction du bon Dieu ! Chaque fois que je suis embarrassée ou que je m’embrouille dans mes comptes, je m’adresse à elle et elle arrange tout. J’espère qu’il la rendra heureuse. Rowley est un brave garçon, on ne peut pas dire le contraire, mais il est un peu… terne. Surtout pour une fille comme Lynn, qui a beaucoup circulé, alors que lui n’a pas bougé de sa ferme pendant toute la guerre. Notez bien qu’on ne peut pas le lui reprocher ! C’est le Gouvernement lui-même qui lui a demandé de rester là et on ne peut pas prétendre qu’il a manqué de courage ou qu’il n’a pas fait son devoir. Je ne lui fais aucun grief, mais il faut bien reconnaître qu’il a des idées assez étroites.

— Disons aussi qu’il l’aime ! Il l’a attendue pendant six-ans.

— C’est exact. Seulement, ces filles qui ont couru le monde ne tiennent pas en place quand elles rentrent chez elles et, si elles viennent à rencontrer quelqu’un qui a mené une vie un peu aventureuse, une tête brûlée…

— Un David Hunter, par exemple ?

— Oh ! il n’y a jamais rien eu entre eux ! Ça, j’en suis sûre ! Heureusement, car, avec cette histoire d’assassinat, ce serait terrible ! Et puis, enfin, David est son beau-frère ! Non, monsieur Poirot, ne partez pas sur cette idée-là. Lynn et David, d’ailleurs, ne s’entendaient pas si bien que cela. Chaque fois que je les ai vus ensemble, ils se sont disputés ! À mon avis…

L’arrivée du docteur Lionel Cloade mit brusquement fin au discours de tante Kathie, qui présenta Poirot à son époux.

— C’est M. Poirot, ajouta-t-elle, qui a retrouvé ce major Porter qui a reconnu le corps.

Le docteur Cloade avait l’air très fatigué.

— Heureux de faire votre connaissance, monsieur Poirot. Vous rentrez à Londres, naturellement ?

Poirot sacra intérieurement. Décidément, tout le monde voulait le réexpédier à Londres.

— Non, dit-il, je reste au Cerf pour quelques jours.

Lionel Cloade fronça le sourcil.

— Au Cerf ?… La police croit qu’elle pourrait avoir encore besoin de vous ?

— Nullement. C’est une idée à moi.

— Tiens, tiens !… Les résultats de l’enquête ne vous donnent pas satisfaction ?

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça, docteur ?

— Ne me dites pas que je n’ai pas deviné juste !

Mrs Cloade sortit de la pièce pour s’occuper du thé. Lionel Cloade reprit :

— Vous avez l’impression, n’est-ce pas, qu’il y a dans toute cette histoire quelque chose de pas catholique ?

Poirot, surpris, répliqua :

— Est-ce que ce serait votre impression à vous ?

Cloade hésita.

— Non, dit-il enfin. Pas absolument… Il me semble seulement que cette affaire a quelque chose d’irréel. Dans les romans, le maître chanteur est souvent tué. En va-t-il de même dans la vie ? Il faut, semble-t-il, répondre oui. Mais, cependant, ça ne me paraît pas normal…

— L’affaire présenterait-elle, au point de vue médical, quelque particularité qui vous semblerait suspecte ? C’est tout à fait officieusement, bien entendu, que je vous pose la question.

— Je ne crois pas.

— Pourtant, dit Poirot, il y a quelque chose… Très certainement, il y a quelque chose…

Le docteur Cloade, encouragé par l’attitude du détective, reprit :

— Il va de soi que je n’ai aucune expérience des affaires criminelles et il est d’ailleurs incontestable que le témoignage du médecin n’a pas la valeur absolue que lui accordent les romanciers. Nous sommes faillibles et la science peut se tromper. Un diagnostic, en somme, qu’est-ce que c’est ? Une hypothèse, fondée sur quelques faits, quelques symptômes, qui semblent pointer dans une même direction. Pour les oreillons, il est probable que je verrais juste à tout coup, parce que j’en ai vu des centaines de cas et que c’est une maladie qui m’est familière. Mais j’ai vu, au cours de ma carrière, des erreurs de diagnostic monumentales. Je me souviens d’une femme qu’on allait opérer de l’appendicite et qui a échappé au bistouri parce qu’on s’est aperçu, juste à temps, qu’elle faisait tout simplement une paratyphoïde ! Les médecins, comme tous les humains, peuvent être victimes d’idées préconçues. Dans le cas qui nous occupe, nous sommes en présence d’un homme, manifestement assassiné, trouvé gisant, une paire de pincettes à côté de lui. Il serait absurde de prétendre qu’il a été frappé avec autre chose. Pourtant, encore qu’il ne m’ait jamais été auparavant donné de voir des gens à qui l’on avait défoncé le crâne, j’aurais cru que cet homme avait été abattu avec quelque chose d’entièrement différent, non pas avec un objet rond, mais avec quelque chose présentant une arête tranchante, quelque chose dans le genre d’une brique, par exemple.

— Cela, vous ne l’avez pas dit à l’enquête ?

— Non, car je ne saurais rien affirmer. Jenkins, le médecin légiste, était formel dans ses conclusions et l’opinion qui compte, c’est la sienne. Seulement, il est parti avec une idée arrêtée à l’avance, à cause de cette paire de pincettes qui était près du cadavre. Pouvaient-elles avoir servi à porter les coups ? Réponse : oui. Mais, si on vous avait montré les blessures en vous demandant avec quoi elles avaient été infligées, je ne sais pas ce que vous auriez répondu. Car elles avaient de quoi dérouter ! Peut-on imaginer, en effet, qu’il y avait là deux personnes, l’une frappant avec les pincettes et l’autre avec une brique ? Est-ce que ça tient debout ?

— N’est-il pas possible que, dans la chute le crâne ait porté sur une arête tranchante ?

— Non. L’homme est tombé en avant, sur un tapis assez épais.

Tante Kathie revenait, avec le thé. Lionel Cloade fit la grimace en apercevant le morceau de pain et le pot de confiture presque vide, posés sur le plateau.

— C’est tout juste bon pour le chat ! murmura-t-il.

Ayant dit, assez haut pour être entendu, il sortit. Tante Kathie soupira.

— Pauvre Lionel ! Depuis la guerre, ses nerfs sont dans un état lamentable. Il a trop travaillé. Il y avait tant de médecins mobilisés ! Il ne s’accordait aucun repos et je me demande comment il a tenu. Il avait l’intention de se retirer dès que la paix serait revenue et tout était entendu avec Gordon. Il devait se consacrer entièrement à la botanique et au livre qu’il écrit sur l’usage des plantes médicinales au Moyen-Âge, il pensait vivre tranquillement et pouvoir faire des recherches auxquelles il songeait depuis longtemps, mais la mort de Gordon a tout changé. Vous savez ce qu’est la vie aujourd’hui, monsieur Poirot ! Lionel n’a pas la possibilité de prendre sa retraite et c’est ce qui le rend si amer. Il trouve que le sort est injuste… et je ne suis pas loin d’être de son avis. La mort de Gordon, qui s’en va intestat… Vraiment, après cela, il est difficile de ne pas perdre courage !

Elle poussa un soupir, puis son visage s’éclaira.

— Heureusement, reprit-elle, j’ai reçu d’ailleurs de réconfortantes assurances, qui me donnaient la certitude que nous en sortirions. Et, vraiment, quand j’ai vu ce brave major Porter venir déclarer avec toute l’autorité d’un vieux soldat qui ne parle pas à la légère, que le mort était bien Robert Underhay, j’ai bien eu le sentiment que nous n’étions pas loin d’en sortir. Vous ne trouvez pas merveilleux, monsieur Poirot, que les choses finissent toujours par s’arranger ?

— Mais oui, dit Poirot, tout s’arrange ! Même les affaires d’assassinat…

 

Le flux et le reflux
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